CONTEXTE HISTORIQUE ET DEFI DU DEVELOPPEMENT DURABLE EN AFRIQUE
(Extrait de mon livre à paraître : « L’Afrique à un tournant : Intégration et développement durable »)
Pour la grande majorité des pays du sud, le schéma économique posé depuis la révolution industrielle au XVIIIème siècle reste le carcan au sein duquel ils doivent évoluer et projeter leur développement.
- Contexte historique
La révolution industrielle a débouché sur ce qu’on a appelé naguère la nouvelle division internationale du travail, et dont la caractéristique dominante était l’échange entre les économies industrielles et celles centrées sur la production des matières premières exportables. Cette division du travail à l’échelle mondiale a évolué avec les progrès technologiques en générant des « sous-spécialisations » entre les pays producteurs des biens à forte teneur en technologies et les autres producteurs. (Voir à ce sujet le texte édifiant d’Aldo Ferrer, in Nouveaux paradigmes technologiques et développement durable. CETRI, L’Harmattan, Paris, 1996)
A cause du faible niveau de développement, les facteurs endogènes susceptibles d’impulser les progrès scientifiques, leur application et leur traduction industrielle font largement défaut dans les pays du sud, plus particulièrement en Afrique. L’étude de l’histoire du capitalisme contemporain nous apprend que l’essor du capitalisme commercial européen et son expansion à l’échelle planétaire a été tributaire des facteurs internes, par notamment les innovations technologiques, corollaires du développement économique.
Les rapports économiques mondiaux décrits par plusieurs économistes tiers-mondistes comme un système centre-périphérie sont la cause principale de l’impasse dans laquelle se trouvent la majorité des pays du sud. Outre l’asymétrie importante dans la répartition des revenus, les facteurs endogènes de la croissance et du développement (niveau d’éducation, du système de santé, recherche scientifique, innovation technologique, application industrielle …) y sont dans une large mesure encore rudimentaires, ce en dépit des progrès réalisés dans beaucoup de pays depuis les indépendances. La plupart des pays dit de la périphérie ne sont pas encore parvenus à intégrer cette dimension nécessaire du progrès scientifique et technologique et du processus du développement pour pouvoir générer des avantages comparatifs. Dans ces conditions, ils ne sont pas suffisamment en mesure d’ériger des économies capables de satisfaire les besoins internes et d’établir un contre poids transformateur face au nouvel ordre économique planétaire.
La nature du système économique mondial a toujours fait l’objet de maints reproches de la part des pays du sud, mais il s’agit en définitive d’un rapport de forces où le plus fort impose ses intérêts d’abord. C’est ainsi que ce système reste intrinsèquement hiérarchisé, car fondé sur la domination et la dépendance des pays pauvres aux puissances économiques. Historiquement, le « le club aristocratique » qui domine le monde croit « fonder sa légitimité de gendarme international » sur ce qu’il considère comme « la supériorité des ses institutions politiques (démocratie) et de sa technostructure économique (modèle libéral et progrès technologiques) ». Il revendique également de manière condescendante « l’excellence de sa culture et de sa civilisation ». (Ndeshyo Rurihose, Le système d’intégration africaine, PUZ, 1984). Bien entendu cette « excellence de la culture et de la civilisation » n’engage que le point de vue de l’homme occidental. Dans tous les cas, la colonisation, et aujourd’hui, les technologies de l’information ont contribué à répandre le mode de vie occidental aux quatre coins du village planétaire. Mais toujours est-il qu’il s’agit d’un système asymétrique de domination qui ne peut pas générer de lui-même un modèle de développement alternatif. C’est ainsi que l’un des défis pour les pays du Sud c’est de parvenir à l’émergence d’un ordre international plus juste.
Pour certains auteurs tiers-mondistes, ce défi s’apparente à celui de la décolonisation. Ils considèrent, à l’instar de Frantz FANON, que « Le défi du monde pauvre s’explique par l’opulence européenne qui est littéralement scandaleuse, car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. L’Europe est littéralement la création du Tiers-monde» (Frantz FANON, « Les damnés de la terre »). Ainsi « l’aide au développement est-elle une juste réparation ». Certains ont même essayé de quantifier la dette des ex-puissances coloniales après qu’elles se soient servies sans véritable contrepartie durant plusieurs siècles.
Si on recourt à une grille de lecture contemporaine, l’exploitation de l’Afrique par les pays colonisateurs peut s’apparenter à une spoliation, à un système de rapines que certains n’ont pas hésité de qualifier de crimes économiques... Aujourd’hui les tenants de la « décomplexion » de l’homme blanc mettent en avant l’œuvre dite « civilisatrice » pour tenter nuancer le recours à la férocité pour imposer la domination abusive des peuples. Mais c’est une argumentation éculée, usitée par la plupart des peuples conquérants dans l’histoire de l’humanité (notamment Rome, la Grèce antique ou l’Egypte pharaonique). Dans tous les cas, il n’est pas absurde de penser que les anciennes puissances coloniales devraient avoir une dette à la fois morale et « réelle » envers les pays d’Afrique. La spoliation et le profit ont été réels, sans parler du traumatisme de la colonisation qui dans bien des cas peut être considéré comme une forme de préjudice moral. Historiquement ce point de vue fut considéré comme faisant partie de « la doctrine soviétique » dans le contexte de l’antagonisme Est-Ouest qui a opposé le bloc capitaliste au bloc communiste au siècle dernier. D’où il a toujours été difficile de le soutenir à l’intérieur d’un système mondial hiérarchisé et dominé.
- Contexte nouveau ?
La mutation opérée par l’économie mondiale avec la révolution informatique de la fin du siècle dernier est en quelque sorte « l’arbre qui cache la forêt ». En effet, les avantages comparatifs générés au profit des pays industrialisés par leur maîtrise des nouvelles technologies ont fait entrer le système économique mondial dans l’ère de l’exploitation indirecte. Par opposition (et sans remonter jusqu’au système d’esclavage), la colonisation était un système d’exploitation directe : les matières premières étaient puisées directement à la source, sans contrepartie, parfois gratuitement et impunément. (Ce système a perduré dans certains pays d’Afrique après la « décolonisation », voir l’interview censurée de Bokassa. Selon ses dires, la France a exploité pendant des années des mines d’uranium en Centrafrique sans contrôle de l’état centrafricain et sans lui verser de contrepartie véritable).
Durant la colonisation le travail était très peu rémunéré, et dans certaines colonies gratuit ou forcé (Voir à ce sujet l’excellent livre de Adam HOFFSCHIR « Les fantômes du Roi Léopold II » où il décrit les atrocités commises par l’administration coloniale belge : mutilations, flagellations et même exécutions dans le cadre du travail forcé). Aujourd’hui, c’est à travers les mécanismes du marché (qui sont sous leur contrôle) que les puissances industrielles imposent aux pays du sud les prix auxquels leurs matières premières doivent être vendues. De la même manière, par le biais des délocalisations, elles profitent la main-d’œuvre du sud pour un faible coût. Si cela génère certains revenus de croissance pour les pays dont les ressources naturelles et humaines sont exploitées, les profits tirés de ce mode d’exploitation sont sans commune mesure pour les pays du nord.
Selon certains auteurs, la forme ancienne de l’économie internationale perpétue ses schémas malgré l’apparente évolution qu’on appelle désormais la mondialisation. C’est le cas de Samir Amin qui considère que la mondialisation n’est qu’une forme moderne de gestion de la crise. Cette dernière « s’exprime par le fait que les profits tirés de l’exploitation capitaliste ne trouve pas de débouchés suffisant dans les investissements rentables financièrement et susceptibles de développer les capacités de production. La gestion de la crise consiste à trouver d’autres débouchés à cet excédent de capitaux flottants (…) » (Samir Amin, « les conditions globales d’un développement durable »). Ainsi pour parvenir à cet objectif il y a une légitimation de certains choix en matière économique. C’est le cas de la libéralisation économique qui devient même synonyme de démocratie politique. Elle privilégie principalement la libéralisation de transferts internationaux de capitaux, l’adoption de changes flottants, les taux d’intérêt élevés et les privatisations. Le déficit de la balance des paiements américaine et la dette du tiers monde serviraient le même objectif : celui d’offrir un débouché aux capitaux flottants dans leur recherche de placements spéculatifs. Samir Amin dénonce également une forme d’instrumentalisation des institutions de Bretton Wood (FMI, Banque Mondiale) dans l’optique d’imposer la libéralisation et de soumettre les économies du tiers monde à l’impératif du service de la dette. Ici il s’agit du fameux « consensus de Washington » qui a imposé aux gouvernements du Sud des recettes d’inspiration libérale pour gérer la situation de crise. Il considère que le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) et son successeur l’OMC (Organisation mondiale du commerce), malgré leur discours libre échangiste, ont surtout servi à protéger les marchés contrôlés par les oligopoles et les multinationales.
La société industrielle contemporaine a été jusqu’alors dominée par la puissance technologique et économique des pays du nord. Aujourd’hui elle doit compter avec la concurrence des pays émergents en Asie et en Amérique du Sud. La Russie et ses anciens satellites sont également dans la course. Cette société industrielle devenue planétaire atteint des limites imposées naturellement par la préservation de l’écosystème de notre planète. D’où un défi nouveau pour les pays du sud qui doivent désormais intégrer cette dimension écologique dans un processus de croissance justement nommé développement durable. Certes les pays du nord ont une longueur d’avance qui semble irrattrapable. Ils sont socialement mieux structurés, économiquement puissants et ils détiennent la majorité des brevets technologiques en application dans les industries. Mais la nécessité commune à tous ces pays demeure la maîtrise des ressources énergétiques.
Depuis l’essor de la mécanisation il y a quelques siècles, la consommation d’énergie connaît une progression exponentielle projetant les pays industrialisés à des niveaux de consommation d’énergie record. Cette évolution est allée de paire avec l’industrialisation expansive ou plutôt la construction d’un tissu industriel à travers les pays avec des bassins d’activité spécialisés et diversifiés géographiquement. C’est le cas par exemple des bassins sidérurgiques, des chantiers navals ou encore de l’industrie vinicole. Ce modèle historique expansif de développement capitaliste a permis aux pays du nord de réaliser sur le plan économique et social une évolution plus ou moins uniforme de leurs entités internes (états, régions, provinces, communes). La généralisation des infrastructures à travers les pays (voies de communication, modernisation des télécommunications, électrification, accès à l’eau potable etc.…) a permis la construction de ce qu’on appelle le tissu économique national, c’est-à-dire un maillage économique et industriel du pays. Même si quelques fois des disparités ont existé entre les régions d’un même pays, comme ce fut le cas de l’Italie avec le contraste entre le nord très industrialisé et le sud où la situation économique a accusé un retard pendant longtemps. Mais plus généralement le sens de l’évolution est resté le même et les politiques communes appropriées initiées par l’Union Européenne ont permis à certains pays tel l’Irlande de connaître aujourd’hui une croissance époustouflante. Il en a été de même, il y a quelques années, pour l’Espagne, et on assiste à une évolution similaire du Portugal. Sans doute que les nouveaux pays de l’UE connaîtront la même destinée. Cette évolution économique et cet ancrage industriel des pays du nord se sont opérés sans les contraintes écologiques qui existent aujourd’hui.
Pour les pays du sud le même défi s’impose mais dans un contexte totalement différent. En effet, la «déclaration de Rio sur l’environnement et le développement » édicte dans son principe 5 que « tous les états et tous les peuples doivent coopérer à la tâche essentielle de l’élimination de la pauvreté, qui constitue une condition indispensable du développement durable, afin de réduire les différences des niveaux de vie (…) ». Le principe 8 poursuit : « afin de parvenir à un développement durable et à une meilleure qualité de vie pour tous les peuples, des Etats devraient réduire et éliminer les modes de production et de consommation non viables et promouvoir des politiques démographiques appropriées. » Cela revient à dire que les pays du Sud, qui sont confrontés à la mondialisation et se trouvent avant tout devant un défi économique et industriel, doivent également intégrer les objectifs nobles de la réduction de la pauvreté et de la meilleure qualité de vie pour tous.
Or il est patent que le contexte international n’est nullement avantageux pour eux. Outre la hiérarchie « historique » qui persiste, ils ne disposent pas de véritables leviers politiques et économiques pour conduire des programmes de développement de manière autonome. Leur dépendance à plusieurs égards s’ajoute aux faiblesses intrinsèques de leurs sociétés insuffisamment décolonisées.
Dans le cas de l’Afrique certains économistes occidentaux, comme par exemple Guy Sorman ou Jacques Attali, pensent que d’une manière générale ce continent n’a pas encore les institutions nécessaires pour conduire des politiques susceptibles de le mettre efficacement sur les rails du vrai développement. De là à dire qu’il manque surtout les hommes capables, il n’y a qu’un pas… D’autres se sont penchés sur le pouvoir africains et les hommes qui l’exercent, c’est le cas de Jean-François Bayart qui démonte de manière très efficace les mécanismes et les ressorts du pouvoir en Afrique qui tarde encore à se défaire de ses pesanteurs ethniques et de ses travers, comme le clientélisme et le népotisme. (Jean-François Bayart, « Le pouvoir africain »). Stephen Smith a lui aussi prétendu s’attaquer à la description de l’homme africain avec ses travers et ses faiblesses. Mais il a surtout aligné une succession de lieux communs souvent condescendants, voire insultants… comme par exemple la paresse, la polygamie ou encore le manque de ponctualité des africains ! (Stephen Smith, « Nègrologie »). Ce discours fait partie d’une vague bien en vogue au sein d’une certaine classe intellectuelle et politique européenne qui se prétend décomplexée. Il est illustré par le controversé discours du président Sarkozy à Dakar en Juillet 2007 au cours duquel il a, de manière condescendante, prétendu stigmatiser « l’immobilisme » historique de l’homme africain.
Il incombe aux pays africains de relever ce défi en mettant en place des institutions pouvant permettre une gestion efficace de leur développement ainsi que des politiques appropriées dans les secteurs les plus cruciaux qui permettent de faire évoluer l’économie et la société. La « déconnexion », préconisée par Samir Amin, étant impossible dans un monde devenu résolument planétaire, les pays africains doivent être en mesure de faire face à la concurrence venue d’ailleurs en optimisant sur la formation des hommes afin de les hisser au niveau standard international. Sans cela l’Afrique non qualifiée ne pourra pas faire face aux nouveaux défis du développement. L’économie libérale fonctionne sur des principes qui ne laissent pas place aux maillons faibles. Tout se passe comme dans la chaine alimentaire : si l’Afrique reste en bas de la chaine, elle se fera peut-être « croquer », non pas par les pays du nord, mais par d’autres prédateurs venus des pays émergents…
Pour prendre le cas de la Chine, ce pays connait une croissance des revenus et l’émergence d’une importante classe moyenne. Ce phénomène va de pair avec une augmentation des salaires qui peut à terme éroder la compétitivité des exportations chinoises. Cette situation pourrait favoriser des délocalisations chinoises, notamment en Afrique. On a vu récemment un fabriquant de chaussures chinois installer son unité de production en Ethiopie. Ainsi l’Afrique pourrait à son tour devenir un réservoir de main d’œuvre corvéable pour les pays émergents. L’autre phénomène qui menace l’Afrique de la part des nouveaux pays qui émergent est celui de l’achat des terres arables. Les chinois, indiens, coréens du sud etc. sont à la recherche des terres en Afrique pour répondre à leurs besoins croissants de production alimentaire. Loin de présenter une chance pour le pays pauvres grâce à la mise en valeur des terres, ces transactions sont souvent porteuses de corruption et génèrent des dégâts environnementaux. Certains observateurs les considèrent d’ailleurs comme une forme de néocolonialisme et une menace contre la sécurité alimentaire des plus pauvres car ils sont parfois privés de leurs terres agricoles.
Ces menaces iront en s’accroissant si l’Afrique n’amorce pas sa métamorphose en vue de faire face à la compétition économique mondiale.
Sur le plan des institutions et de la démocratie, il y certes quelques progrès accomplis dans un nombre croissant de pays, mais la situation reste précaire et insatisfaisante dans la majorité des pays du continent. Il faut persévérer dans cette voie et exiger des dirigeants africains un engagement total dans l’éthique démocratique. Ces dernières décennies ont vu naître à la démocratie beaucoup de pays à travers des conférences nationales et des élections qui, malheureusement, ont été dans beaucoup de cas peu crédibles. Il est certain que sans un élan véritable vers la consolidation des institutions démocratiques et un maximum d’Etat de droit, l’Afrique va multiplier ses handicaps. Même s’il semble que la démocratie ne peut pas faire l’économie d’un apprentissage…
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