Le Blog de Charles Kabuya

EMPAREZ-VOUS DE LUI !

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Témoignage sur l'arbitraire ordinaire et la violence institutionnelle en RDC 

"Emparez-vous de lui"
Cette phrase trotte dans ma tête encore aujourd'hui. Ce jour-là mon monde avait soudainement basculé. J'avais environ 10 ans. Mon père, dirigeant de la banque centrale affecté dans une province venait d'être arrêté sur ordre du gouverneur de la province pour "activités contre-révolutionnaires".

 

C'était un dimanche matin, on s'apprêtait à aller faire un picnic au bord d'un lac de la région. Ma mère avait apprêté de grandes marmites remplies de victuailles qu'on chargeait dans la jeep Land-cruiser. C'est à ce moment que plusieurs véhicules des forces de sécurité pénétrèrent dans la cour de notre résidence. Un officier en sortit et informa mon père qu'il était en état d'arrestation sur ordre du gouverneur. Ensuite tout se passa très vite, un ordre fut donné et des agents sortirent des jeeps, armés jusqu'aux dents.


La brutalité avec laquelle les policiers (gendarmes à l'époque) et les membres de l'escadron de la JMPR (la milice du MPR, le parti unique au pouvoir) arrêtèrent mon père m'a longtemps traumatisé. Il fut soulevé du sol et roué de coups tandis que des insultes pleuvaient. Nous nous mîmes à crier et à pleurer, nous ne comprenions pas ce qui arrivait, pourquoi un tel déchaînement de violences. Qu'avait fait mon père pour mériter un tel traitement, lui qui était respecté comme une notabilité de la province ?

 

Alors qu'ils emmenaient papa (comme un vulgaire "voleur de poules") vers une destination inconnue, je me suis juré, malgré mon jeune âge, que quand je serai grand je le vengerai. Je me disais qu'en tant que fils aîné c'était mon devoir de lui rendre justice. Des mots violents se bousculaient dans ma tête, des envies de meurtres: "je tuerai ce gouverneur si mon père ne revient pas vivant..."


Au terme de deux journées angoissantes, au cours desquelles ma mère s'était  démenée comme une lionne en cage, rameutant toutes les relations familiales et les autorités de Kinshasa, mon père fut ramené à la maison sain et sauf, bien que très amaigri. On apprendra que c'était sur intervention du gouverneur de la Banque centrale de l'époque, Jules Sambwa, qu'il recouvra sa liberté. Et aussi grâce au directeur provincial du CND (le  service de renseignements, ancêtre de l'ANR), papa Kabala, qui révéla les dessous de cette affaire. En fait le gouverneur de province en question avait confondu mon père avec un "rival" auprès d'une jeune dame dont il était manifestement fou amoureux. Cela à cause d'une homonymie...


Mon père ne sera ni dédommagé pour les exactions et les outrages subis, ni officiellement lavé de son honneur bafoué. Ainsi allait la vie sous le régime Mobutu...


Au-delà de cette histoire triste, je me suis penché sur la propension de nos policiers et nos militaires à pratiquer les arrestations avec une violence inouïe, cela même lorsque le prévenu n'oppose aucune résistance. En tant qu'auxiliaire de justice je suis un témoin privilégié de ces comportements marqués au coin de la barbarie. Mon expérience dans le système judiciaire en Europe rend d'autant plus ma perplexité immense, car rien ne justifie ces comportements, surtout pas loi qui a prévu des procédures claires et respectueuses des droits de la personne.


Mes observations m'ont conduit  à identifier ce qui me semble être à l'origine de cette férocité qui viole tous les principes institués par nos lois et qui va à l'encontre de l'état de droit tant invoqué par tous :
Il s'agit d'un mimétisme colonial dont nous avons du mal à nous défaire et qui est devenu une tare dans notre société.


C'est la Force publique, cette armée qui était un instrument du colonisateur pour mater les indigènes, qui a institué ces pratiques. On retrouve encore aujourd'hui ce même zèle dont faisaient preuve les soldats coloniaux pour plaire au maître, ce même mépris à l'endroit des indigènes (aujourd'hui les "civils"), la brutalité gratuite et méchante.


Les images de l'arrestation de Lumumba et de ses compagnons en 1960 en sont l'illustration. Autre emblème, les images de l'arrestation avec bastonnade d'Étienne Tshisekedi, dont le sang perlait sur le visage et les vêtements sont dans nos mémoires.


Rien n'a changé. Ceux qui ont l'habitude de fréquenter les tribunaux ou les commissariats assistent au quotidien à ces genres de scènes.


En RDC, lorsque l'ordre d'arrestation est donné, le citoyen perd instantanément ses droits, son destin bascule illico. Il est embarqué dans une aventure sans visibilité aucune sur son épilogue, sauf lorsqu'il dispose de moyens financiers ou des relations conséquentes. Il faut éviter d'avoir affaire avec la justice ou de tomber dans ses filets... Qu'il s'agisse d'une simple interpellation préventive ou même irrégulière, l'addition est la même : la brutalité et l'arbitraire seront au rendez-vous car on ne vaudra plus rien en tant que citoyen lambda...

 

Le plus grave c'est qu'il y a des citoyens qui applaudissent lorsqu'il cela arrive à une personne haïe ou lorsqu'il s'agit d'un règlement de compte. D'ailleurs beaucoup de citoyens corrompent des policiers pour commettre des actes de vengeance privée. Preuve que nous sommes nous mêmes à la base de la perpétuation de ce mal. Sa persistance au-delà des régimes politiques n'est pas surprenante.


C'est un aspect de la justice qui mine sa crédibilité et révèle la violence immanente de notre société. Le nouveau pouvoir devrait s'y atteler pour affirmer et matérialiser l'état de droit. Cela passe également par une prise de conscience collective afin d'extirper la violence de notre société et réformer nos mentalités.


Épilogue de cette histoire : des années plus tard, alors que j'étais étudiant, j'ai rencontré par un pur hasard une fille du gouverneur qui avait fait arrêter mon père. Nous eûmes un flirt amoureux et aujourd'hui nous sommes restés bons amis. Je ne lui ai jamais raconté cette histoire. Un jour que je lui avait rendu visite, son père m'invita à regarder avec lui à la télévision le grand derby de Kinshasa qui opposait les équipes Vita et Imana. J'étais assis à un mètre de l'homme que j'avais haï à un moment de mon enfance, au point d'envisager une vengeance mortelle...
Comme quoi le destin porte son lot de surprises...

 

Charles KABUYA 



22/05/2019
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