Le Blog de Charles Kabuya

LA GUERRE DE N’DJILI N’AURA PAS LIEU…

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A la demande de beaucoup d’amis, je continue la série des anecdotes-souvenirs que j’ai vécues il y a quelques années.

 

Cette histoire s’est passée en 1995 à Kinshasa. C’était mon premier retour au pays après près de 14 années passées en France, où j’étais venu poursuivre mes études, pour finalement y résider et débuter ma carrière professionnelle.

 

Ce retour est survenu dans des circonstances tragiques pour moi, ma petite sœur Tété venait de décéder. J’étais effondré, d’autant plus que je ne l’avais pas vue depuis toutes ces années et que nos contacts étaient limités à l’époque. Les téléphones portables n’étaient pas encore à la portée de tout le monde à Kinshasa, l’abonnement Telecel étant hors de prix.

 

J’aurais voulu partir dans d’autres circonstances mais cette tragédie familiale ne m’avait pas laissé le choix. Il fallait que je sois bien préparé à ce que j’allais affronter sur le plan émotionnel, mais aussi par ce que l’on savait de la situation délétère qui sévissait au pays. Les pillages dont nous avions vu les images en Europe avaient détruit l’économie, la situation politique n’était pas meilleure: le chassé-croisé entre le pouvoir et l’opposition avait fini en impasse politique à la Conférence Nationale Souveraine. On parlait des « hiboux » qui procédaient à des enlèvements, des sièges de journaux plastiqués par des barbouzes du pouvoir, et enfin le souvenir du massacre lors de la marche des chrétiens était encore frais dans les mémoires. Bref, la ville de Kinshasa bruissait de menaces et de dangers de toute sorte, et nous en avions l’écho à l’étranger.

 

Ce voyage avait commencé sous de mauvais augures. Ayant appris la nouvelle du décès, je m’étais rendu dans une agence de transfert de fonds pour envoyer à la famille une somme conséquente pour préparer les obsèques en attendant mon arrivée. A l’époque il n’y avait pas encore les agences Western Union. Seules deux agences de transfert qui avaient pignon sur rue à Paris opéraient en RDC, pour le reste c’était des individus qui opéraient clandestinement, le plus souvent dans le quartier de Château-Rouge. J’avais opté pour la sécurité en choisissant de me rendre dans une agence officielle. Mais cette initiative fut malheureuse car cet argent ne sera pas remis immédiatement à la famille, ce n’est que plusieurs mois après les obsèques que mon père put entrer en possession de la somme. Nous apprîmes que le patron de cette agence ne payait pas ses employés à Paris, et que ces derniers se servaient sur les sommes versées par les clients venus faire leus transferts de fonds  

 

Pour me rendre à Kinshasa j’avais pris mon billet chez Swissair, une excellente compagnie qui a disparu en même temps que la Sabena. Le vol passait par Genève, ensuite il faisait escale à Yaoundé au Cameroun, avant d’atterrir à Kinshasa. Au départ tout se déroula à merveille, malgré mon chagrin j’avais pu me détendre grâce à un service de qualité. J’étais en Business mais j’ai passé une bonne partie du vol en éco à discuter avec quelques compatriotes que j’avais reconnus. Cela me permettait en même temps d’oublier ma peine ainsi que l’appréhension de la rencontre avec mes parents que je n’avais pas revus depuis 14 ans. Avaient-ils beaucoup vieilli ? Comment vivaient-ils ce drame ?

 

D’autres questions plus pratiques se bousculaient dans ma tête. J’espérais que les dispositions avaient été prises pour m’accueillir en toute sécurité à l’aéroport de N’Djili à Kinshasa. J’avais tout mon argent sur moi, les cartes de crédit n’étaient pas encore opérationnelles dans les banques congolaises. On m’avait donné comme consigne de ne pas remettre mon passeport à n’importe qui à ma descente d’avion, de garder mes documents sur moi jusqu’aux guichets de la police des frontières. Mon appréhension se mua en solitude lorsque à l’escale de Yaoundé tous les passagers en business descendirent de l'avion, j’étais désormais seul dans la cabine pour le reste du trajet jusqu’à Kinshasa. J’ai commencé à visualiser mentalement mon arrivée. J’ai divisé mon argent en plusieurs liasses que j’ai mises dans des poches différentes, ainsi que dans mon bagage à main, pour ne pas mettre mes œufs dans un même panier, on ne sait jamais avec ce qui se dit sur Kinshasa...

 

Il était environ 20h en heure locale lorsque les roues du MD11 de Swissair touchèrent la piste de l’aéroport de N’Djili. En apercevant au loin les premières lueurs de l’éclairage de l’aéroport, mon cœur se mit à battre la chamade. L’aéroport me sembla assez désolé et sombre, ce qui accentua mon inquiétude. Après l’arrêt de l’avion sur le tarmac, une flopée d’agents entra dans l’appareil. La plupart habillés en civil, et un ou deux en uniforme des services de sécurité. Tous me dévisagèrent avec insistance, se demandant sans doute qui est ce gars tout seul en business. Un instant plus tard on me convia à sortir en premier de l’avion. Le personnel de cabine me salua avec gentillesse et déférence.

 

Je m’avançais vers la porte d’un pas indécis, conscient que j’allais vivre un moment plein d’émotion. Mes yeux s’embuaient déjà. Lorsque je franchis la porte pour m’engager sur l’escabeau de descente, je ressentis une bouffée de chaleur presque suffocante venant de l’extérieur. La différence de température avec l’intérieur de l’avion, qui était tempéré comme le climat de notre point de départ, était choquante pour un premier retour au pays. Autre choc, l’éclairage de l’aéroport me sembla si faible que je mis du temps pour que mes yeux s’y habituent. J’avais également l’impression que les gens étaient tous assez maigres, même les militaires que je voyais au bas de la passerelle me semblaient assez malingres avec leur arme presque trop grande à la main.

 

Une fois sur le tarmac je me mis à regarder dans tous les sens en quête d’un visage connu ou d’une personne envoyée pour me chercher. Les agents et les militaires qui étaient au bas de la passerelle, et qui certainement pensaient qu’un voyageur en business avait forcément un comité d’accueil, se rendirent compte de ma perplexité (ou de mon inquiétude). A l’époque il n’y avait pas encore un service de bus conduisant au terminal de l’aéroport, il fallait marcher avec son bagage sur le tarmac L’un d’eux me demanda mon passeport, je refusais de le lui donner et lui demandais de me conduire au guichet de la police des frontières, mais il ne voulut pas me laisser passer.

 

On me tira sur le côté pour laisser passer les autres passagers qui commençaient à descendre de l’avion. Une discussion s’engagea entre moi et deux ou trois agents de je ne sais quel service. Ils voulaient d’abord mon passeport avant de me conduire où que ce soit. Je voyais les autres passagers descendre et se diriger vers l'aérogare, l’avion commençait à se vider et j’étais toujours là faisant face aux tracasseries. C’est alors qu’un militaire portant un béret rouge s’approcha, il annonça sur un ton de commandement : « DSP, donnez-moi votre passeport, votre billet et et suivez-moi ». 
(*La DSP, « Division spéciale présidentielle » était la garde prétorienne du président Mobutu, on la considérait comme une armée à part dans l’armée)

 

Voyant que les autres agents en civil s’étaient écartés, je m’exécutais et le suivi. Les militaires qui étaient avec lui m’encadrèrent et nous nous dirigeâmes vers la tour de contrôle. J’avais l’impression qu'on venait de m'arrêter par les militaires, je ne comprenais pas ce qui se passait. Arrivé à côte de la tour de contrôle on me fit entrer dans un local attenant et on me pria de m’asseoir sur une chaise, en face du bureau du militaire qui se présenta comme le lieutenant qui commande la DSP à l’aéroport. Il se mit à m’interroger sur mon identité, ce que je fais en Europe et le but de mon voyage au pays. Et pourquoi il n’y a personne pour venir me chercher.

 

Après mes réponses il me fixa longuement et me demanda de lui remettre 1000 dollars afin qu’il me laisse partir. Je protestais, arguant que je n’avais rien fait qui justifiait ce traitement et que par conséquent il devait me laisser partir. D’ailleurs je me levais pour partir. Devant la porte les militaires me barrèrent la route. J’aperçus au loin une amie, W.M… qui est aujourd’hui députée nationale, à l’époque sa famille était puissante sous le régime de Mobutu. Je criais son nom mais elle ne m’entendit pas. Elle était certainement venue chercher ou accompagner un voyageur. Avec une rage impuissante, je la vis s’éloigner et monter dans une voiture. Le lieutenant se mit à me menacer, me disant qu’il pouvait me garder ici comme bon lui semblait, et qu’aucun service, aucune autorité n’avait plus de pouvoir que la DSP à l’aéroport.

 

Il était presque 22h, j’étais toujours séquestré par la DSP dans un local situé sous la tour de contrôle. Je voyais les voyageurs en partance pour l’Europe commencer à monter dans l’avion qui nous avait emmenés ici. Quelques instants plus tard je vis l’avion quitter le tarmac pour se diriger vers la piste. J’apercevais les voyageurs par les hublots, sans doute heureux de partir, un instant j’ai voulu être parmi eux… Dans un rugissement assourdissant le MD11 s'arrachà de la piste de N’Djili et prit de l'altitude en direction de Genève et Paris. Avec un brin de nostalgie je me dis qu’il retournait vers la civilisation. Mes pensées étaient confuses, ça se bousculait dans ma tête, j’avais la haine de mon propre pays…

 

Soudain on entendit des pas et du bruit dehors, les militaires de la DSP parlaient avec des gens à l'extérieur du local, mon nom fut prononcé. Je m’approchais et je vis mon père accompagné de trois militaires. Je sortis du local, il me vit, nous nous regardâmes de longues secondes, il venait de revoir son fils qui était parti 14 ans plus tôt, à peine majeur. Maintenant il voyait en face de lui un homme plus grand, plus costaud que lui. Je me jetais dans ses bras, il se mit à pleurer, c’est la première fois de toute ma vie que le voyais pleurer, et ça m’a fait un choc terrible. Mon père était un roc qui n’a jamais vacillé…

 

Le major qui accompagnait mon père invectiva le lieutenant de la DSP qui me retenait. L’autre ne se démonta pas. Avec arrogance il dit au major de sortir car personne ne devait lui donner des ordres. D’ailleurs il allait me garder pour lui prouver que c’est lui le chef ici. Les deux hommes étaient remontés. La tension monta d’un cran. Les deux groupes se faisaient face, le major avec ses deux militaires et le lieutenant avec ses hommes de la DSP.

 

Tout d’un coup les injures fusèrent, les gars de la DSP insultaient le major, le menaçant de l’arrêter. Vexé le major les défia d’oser. La tension monta dangereusement. Comme dans un rêve je m’aperçus que le lieutenant avait la main sur l’étui de son revolver, le major aussi, comme des cow boys dans un western… Mes oreilles entendirent les cliquetis des fusils mitrailleurs que tenaient les hommes du lieutenant, comme lorsqu’on s’apprête à tirer. Je me suis dit qu’ils étaient devenus fous. J’ai hurlé et je me suis interposé en les suppliant d’arrêter tout de suite. Sans réfléchir je mis ma main dans la poche intérieure de ma veste et piocha 300 dollars que je remis au lieutenant de la DSP. L’atmosphère s’est alors détendue et le lieutenant a envoyé ses hommes chercher mes bagages. Ils les avaient récupérés et entreposés dans un local.

 

C’est ainsi que nous avons pu sortir de l’aéroport sans autre dommage qu’émotionnel et mon portefeuille soulagé d’un peu d’argent. Il était presque 23h…

 

Sur la route de la maison familiale mon père m’apprit qu’il était arrivé en retard à l’aéroport car il attendait le major pour l’accompagner. Une fois sur place, ne me voyant pas parmi les passagers qui récupéraient leurs bagages, ils furent induits en erreur par un agent de la compagnie qui leur affirma que je n’avais certainement pas pris l’avion au dernier moment à Paris. Mais un bagagiste qui avait entendu la conversation les informa qu’il avait vu un homme grand, en costume, emmené par la DSP. C’est ainsi qu’après s’être renseignés ils ont su où je me trouvais retenu.

 

Telles furent mes tribulations lors de mon premier voyage de retour au pays natal. Cet incident continue à me donner la chair de poule à chaque fois que j’y pense…
Tristes tropiques…



21/04/2016
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