Le Blog de Charles Kabuya

UN BON SAMARITAIN

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Cette histoire est vraie et vécue. Elle s'est passée à la fin des années 70 au Kivu, en RDC. J'avais 16 ans et mon petit frère 15 ans.

 

Après avoir dirigé la succursale d'une banque nationale à Bukavu, chef-lieu de la province du Kivu (avant sa partition), mon père fut rappelé à d'autres fonctions au siège à Kinshasa. Il jugea bon de nous laisser, mon frère et moi, poursuivre nos études dans les excellents établissements scolaires de Bukavu. Mon frère était à l'internat au Collège Alfajiri, tenu par les pères jésuites, les mêmes qui dirigeaient l'illustre collège Boboto à Kinshasa, et moi j'étais à celui de l’Athénée d'Ibanda, un grand établissement scolaire public.

Durant les grandes vacances de juillet-août nous devions rejoindre la famille à Kinshasa. Nous attendions cette période avec impatience, après une année passée loin des parents et des amis, sans contact direct, les communications téléphoniques avec les provinces étant quasi impossibles à l'époque. Le moment tant attendu arriva. Nous reçûmes nos billets d'avion et le jour du voyage nous embarquâmes à l'aéroport de Bukavu, sur un appareil Fokker de la compagnie nationale Air Zaïre. Il était prévu une escale à Goma, actuel chef-lieu de la province du Nord-Kivu, pour changer d'avion et prendre un moyen courrier qui nous emmènerait à Kinshasa. A l'époque c'était le spacieux Douglas DC 8, Air Zaïre était l'une des rares compagnies africaines à en posséder. Au plaisir de prendre l'avion s'ajoutait celui des retrouvailles avec la famille.

 

C'est donc avec une joie débordante que nous sommes arrivés à Goma. Le DC 8 était déjà sur le tarmac, on nous dirigea vers la salle d'attente de l'aérogare toute neuve de Goma en vue de l'embarquement pour Kinshasa. Il y avait beaucoup de voyageurs en cette période des vacances. On entendait un brouhaha intense venant de la salle d'enregistrement, de l'autre côté des comptoirs. Bruits de bousculade, cris, invectives... Mais cela ne nous inquiétait pas étant donné que nous étions prêts à embarquer.

 

Soudain, un monsieur habillé en abacost (costume officiel zaïrois) surgit dans la salle d'embarquement. Il tenait une liste à la main, la transpiration couvrait son front. Il dévisagea la salle pendant quelques secondes, puis regarda sa liste et cria : "les enfants Kabuya, suivez-moi !" On s'est regardé mon petit frère et moi, nous étions perplexes. On s'est dit que peut-être il connaissait notre père et qu'il avait des instructions pour s'occuper de nous. Nous l'avons suivi dans un petit bureau à coté, il nous a d'abord informés qu'il était chef d’escale d'Air Zaïre à Goma avant de nous annoncer tout de go: "Les enfants Kabuya vous êtes débarqués du vol..."

Le ciel nous est tombé sur la tête, nous avons voulu savoir pourquoi nous étions débarqués, il a haussé les épaules sans répondre. Nous nous sommes mis à le supplier: "Papa, nous ne connaissons personne ici à Goma. Qu'avons-nous fait?" Insensible, il nous a prié de quitter les lieux. On nous a remis nos bagages et renvoyés dans le hall bondé de l'aéroport. Dans cette atmosphère surchauffée où les voyageurs se bousculaient, nous pleurions, désemparés, ne sachant que faire...

 

J'aperçus un prélat entouré de prêtres et de religieuses, visiblement ce devait être un évêque qui voyageait. Je m'approchais de lui et lui racontais notre mésaventure en le priant d’intercéder en notre faveur auprès de la compagnie aérienne. Il était gêné et semblait pressé. Il montra de l'agacement en me disant: "mon fils, je n'ai aucun pouvoir ici", J'insistai en pleurant mais il s'était déjà éloigné avec sa suite. Pendant ce temps la bousculade continuait de plus belle aux comptoirs d'enregistrement, des gens ne retrouvaient pas leur nom sur la liste des passagers, d'autres criaient et menaçaient.

 

Un peu plus tard, comme dans un rêve, nous avons regardé le DC 8 s'aligner sur la piste et s'envoler vers Kinshasa, sans nous... Peu à peu l'aérogare se vida, il était bientôt 18h et il faisait déjà sombre. Nous n'avions pas assez d'argent sur nous pour aller dans un hôtel. En traînant aux abords de l'aéroport, nous fîmes connaissance avec un jeune homme qui nous prit en pitié, il nous parla d'un hébergement qui ne coûtait pas cher dans le quartier populaire appelé Office dans la ville de Goma. Une fois sur place on s'aperçut qu'il s'agissait d'une chambre commune, partagée par quatre personnes, avec un seul petit lit. Mais nous n'avions pas le choix. Nous dormîmes à quatre sur le petit lit, alignés perpendiculairement, la tête et le tronc sur le lit, les jambes au sol...

 

Le lendemain matin le réveil fut dur... affamés, les corps courbaturés nous nous sommes rendus à pieds à l'aéroport, nos valises sur la tête. Le chef d'escale qui nous avait promis de nous mettre sur le vol du lendemain faisait semblant de ne pas nous reconnaître. Nous avons essayé d'entrer dans la bousculade pour nous faire enregistrer, mais deux gamins de 15 et 16 ans ne faisaient pas le poids dans une cohue d'adultes. Finalement, le vol du jour partit également sans nous. La situation était désespérée, les sanglots et le découragement nous envahissaient. Qu'allions nous devenir dans cette ville? combien de temps allions nous être bloqués ici? Nous ne savions même pas comment joindre nos parents à Kinshasa. L’aérogare s'était à nouveau vidée après le départ du vol, les larmes aux yeux nous étions assis sur nos valises en train de réfléchir sur quoi faire, il ne nous restait plus assez de monnaie pour retourner au lieu d’hébergement de la veille.

C'est alors qu'un monsieur tiré à quatre épingles et chaussé de lunettes à monture d'écailles qui traversait le hall s’arrêta à notre hauteur. Il nous dévisagea, puis s'adressa à nous: "les enfants qu'est-ce que vous faites ici, l'aérogare va fermer". Je me suis levé pour lui raconter notre mésaventure. J’espérais qu'il pouvait nous aider avec un peu d'argent pour l’hébergement. Mais je fus surpris quand il marqua un grand étonnement après mon récit. Il n'en revenait pas et me demanda de lui montrer nos billets d'avion. Il était visiblement en colère, il nous pria de le suivre à l'extérieur de l'aérogare.

 

Une fois dehors il se dirigea vers un combi Volkswagen marqué aux couleurs de la compagnie Air Zaïre, aussitôt le chauffeur et son acolyte se mirent au garde à vous. Il leur donna rapidement des instructions. Nous fûmes embarqués dans le véhicule et on nous conduisit vers un hôtel de luxe de la ville. Sur le chemin, le chauffeur nous apprit qu'il s'agissait de monsieur Ndjoli, le directeur de la compagnie Air Zaïre pour l'Afrique de l'est. On nous installa dans une belle chambre à l’hôtel, nous pûmes prendre une douche et nous changer.

 

Un peu plus tard, notre surprise fut immense lorsque le chef d'escale qui nous avait débarqués vint nous chercher pour nous emmener au restaurant de l'hôtel où on nous servit un repas pantagruélique. Il était tout mielleux et il nous flatta presque... Monsieur Ndjoli, que nous appelions désormais "Papa", vint en personne s'assurer que nous avions tout ce qu'il faut. Il tança l'ignoble chef d'escale devant nous, l'obligeant à venir nous chercher personnellement le lendemain pour nous embarquer sur le vol de Kinshasa. Ce qui fut fait.

 

Le lendemain soir notre avion atterrit enfin dans la capitale. Arrivés devant la maison, ma mère et mes sœurs se jetèrent sur nous en pleurs. Nos parents étaient dans tous leurs états, ils avaient appris des choses horribles, comme quoi on aurait été portés disparus à Goma. Ils s'étaient adressés à la compagnie Air Zaïre, mais cette dernière n'avait aucune trace nous.

 

Cette mésaventure qui s'est finalement bien terminée nous rappelle d'une part les mœurs qui ont conduit à la faillite de la compagnie nationale Air Zaïre (l'homme congolais a-t-il changé depuis?), mais en même temps elle nous apprend aussi qu'il ne faut pas totalement désespérer de ce même homme congolais. Ce chef d'escale, corrompu par d'autres clients, avait choisi sur la liste des passagers les personnes les plus vulnérables pour les débarquer. Il avait jeté son dévolu sur des enfants, mais mal lui en a pris, car sur leur chemin se trouvait un bon samaritain...

Je n'ai jamais plus eu de nouvelles de papa Ndjoli. J'espère qu'il est toujours en vie et que quelqu'un de sa famille lira ce récit...



29/02/2016
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